PREUVE JUDICIAIRE

PREUVE JUDICIAIRE
PREUVE JUDICIAIRE

Le rôle du juge est d’appliquer la loi aux faits de la cause qui lui est soumise. La loi étant censée connue de tous, particulièrement du juge, il n’est pas nécessaire de la prouver: les parties peuvent se borner à l’invoquer, quitte à en discuter la portée. Il en est autrement du fait, que le juge ne connaît, en principe, que par la preuve administrée en justice: la preuve vise surtout à établir la vérité ou la fausseté de faits antérieurs allégués par les parties à l’appui de leurs prétentions.

En dépit de certains traits communs, la preuve judiciaire diffère de la preuve philosophique ou logique et de la preuve scientifique ou expérimentale. Elle s’en distingue tant par l’objet que par la méthode. En effet, la première cherche à démontrer la vérité d’une proposition actuelle, considérée comme découlant d’une autre proposition déjà démontrée ou tenue pour telle (méthode déductive) tandis que la seconde s’efforce de découvrir une loi naturelle permettant de prévoir l’effet futur d’une future cause en observant ou expérimentant la régularité avec laquelle la même cause est suivie du même effet (méthode inductive). La tâche de la preuve judiciaire est de reconstituer quelque événement passé de telle sorte que le juge puisse lui appliquer les normes du droit positif.

Une telle entreprise ne forme-t-elle pas l’objet même des sciences historiques? Le rapprochement est légitime. À la différence de l’historien, le juge ne choisit ni le sujet ni l’étendue de son enquête; il est tenu de se prononcer sans retard; il doit se satisfaire des seuls éléments qui lui sont présentés de part et d’autre par les parties intéressées; il doit trancher en faveur d’une thèse, la tenir pour vraie, et non simplement dire les chances qu’elle a de l’être; la «vérité» qu’il aura ainsi atteinte, et qui s’accompagne souvent d’un jugement de valeur, possédera une autorité définitive, celle de la chose jugée, de sorte que, sauf cas exceptionnels, elle ne sera plus susceptible de révision; finalement, de multiples présomptions sont admises par le droit positif. Ainsi, la vérité judiciaire est-elle forcément une vérité approximative, quelque peu artificielle et se rapprochant de la vérité totale dans la mesure des besoins supérieurs de l’ordre social tels que les conçoit la loi.

Aussi, la preuve judiciaire a beau ne s’intéresser qu’au fait, elle ne peut se dispenser de se fixer à elle-même des normes juridiques propres, variables selon les législations. Sans doute ces normes appartiennent-elles au domaine de la procédure (civile, pénale, administrative), mais leur lien avec les diverses branches du droit est si intime qu’on rencontre nombre de dispositions légales ailleurs que dans les codes ou lois de procédure. Ainsi, le Code civil français consacre un chapitre entier (art. 1315 à 1369) à la «preuve des obligations et [...] du payement». C’est en Angleterre que le droit de la preuve a pris la plus vaste extension: dès le XIIIe siècle, la fonction de trancher les questions de fait y avait été confiée à un jury; et le juge royal, seul légiste dirigeant le procès, fut bientôt amené à exercer un contrôle sur les preuves et à écarter celles susceptibles d’induire en erreur le jury. Les innombrables règles jurisprudentielles qui se sont ainsi accumulées au cours des siècles forment aujourd’hui, sous le nom de law of evidence , l’une des branches les plus originales du droit anglais et, par rayonnement, du droit de presque tous les pays de common law .

Modes de preuve

Les modes ou moyens de preuve en justice comprennent les preuves rationnelles et les preuves irrationnelles.

Ces dernières furent utilisées pendant des siècles par les groupes sociaux les plus rudimentaires. «Dans l’ignorance où ils se trouvent des lois de la nature, [ils] ont été nécessairement conduits à imaginer des puissances supérieures dont ils étaient les jouets et bien souvent les victimes» (H. Lévy-Bruhl). Ces puissances supraterrestres étant seules capables de connaître la vérité, il fallait les faire intervenir lors du débat et consulter leur oracle pour dissiper l’incertitude du juge. Tel était le fondement de l’ordalie, du duel judiciaire et des autres procédés de jugement par voie surnaturelle. Aujourd’hui encore, les modes de preuve irrationnels n’ont pas été entièrement abandonnés: ainsi, on utilise encore à diverses fins le serment, cet acte d’automalédiction appelant sur le parjure les pires châtiments de la divinité.

Le premier élément de preuve rationnelle qui s’offre à l’esprit tient dans les traces que les événements, spécialement les actes de l’homme, impriment au monde physique: interprétées avec intelligence, ces preuves fournissent parfois de précieuses indications. Également précieuse est la mémoire des êtres humains: ayant perçu les faits, ils sont capables d’en rapporter le témoignage (preuve personnelle).

L’acte écrit permet à l’homme de se munir à l’avance d’une preuve littérale des opérations juridiques affectant ses droits (preuve préconstituée). Cette preuve porte elle-même sur des actes très variés (procédure écrite des tribunaux; actes sous signatures privées et actes notariés; testaments; effets négociables; papier-monnaie, etc.).

Enfin, pour assister le juge dans l’accomplissement de sa mission, la loi l’autorise à inférer de certains faits connus (admis ou prouvés par quelque autre moyen) certaines conséquences appelées «présomptions», de façon à combler par le raisonnement les lacunes que laisseraient subsister les preuves proprement dites. On distingue les présomptions qui, n’étant pas établies directement par la loi, sont appelées «présomptions de l’homme» et qui découlent des circonstances de la cause; et les présomptions dites légales, soit que la loi qui les établit admette la preuve contraire (présomptions juris tantum ), soit qu’elle l’exclue (présomptions juris et de jure ). Ce dernier type de présomption, assez rare, et qui n’a guère de relation avec la vérité objective ni avec la preuve qui prétend y mener, équivaut à une fiction juridique. L’exemple classique est celui, déjà cité, de la chose jugée.

On peut aussi se demander s’il faut comprendre parmi les modes de preuve l’aveu et le serment. L’aveu fait en justice (aveu judiciaire) rend la preuve superflue, puisque le fait n’est plus contesté (à moins qu’il n’affecte l’ordre public); l’aveu extra-judiciaire, dont la réalité doit être prouvée par un des modes admis, ne vaudra que comme indice ou présomption. Le serment n’est généralement qu’un procédé irrationnel visant à décourager le mensonge du témoin. Certaines législations (tel le Code civil) autorisent pourtant le juge à déférer d’office le serment supplétif pour dissiper certains doutes; ou encore elles permettent à l’une des parties de déférer à son adversaire le serment «décisoire».

Valeur probante: hiérarchie de preuves

Dans le système de l’intime conviction , généralement suivi en France, la valeur probante des divers éléments produits devant le juge du fait est abandonnée à sa libre appréciation.

Le principe subit toutefois bien des dérogations dont le but est de réduire les risques d’erreur. Tantôt la loi prévoit que tel mode de preuve sera suffisant et nécessaire pour établir tel fait (système de la preuve légale); tantôt, au contraire, elle écarte tel mode de preuve qu’elle estime trop incertain. Les détails de ces déviations varient selon les législations et on se bornera ici à donner quelques exemples.

La preuve réelle paraît la plus sûre par sa fixité et son objectivité. Elle se recommande en outre par l’aisance avec laquelle elle est produite: les «pièces à conviction» (armes, plans, photographies) s’offrent à l’examen du juge, et celui-ci peut se transporter sur les lieux (du crime, de l’accident) pour en obtenir une vision directe. Mais le langage des objets inanimés, même avec l’aide d’experts, demeure souvent obscur, s’il n’est pas fallacieux (manteau de Joseph aux mains de la femme de Putiphar, mouchoir de Desdémone); il ne vaut somme toute que ce que vaut le témoignage rendu à son propos.

Or, quels ne sont pas les dangers du témoignage? Les faits extérieurs perçus par les sens ne sont transmis à la conscience que sous une forme fragmentaire et déformée, surtout lorsque, témoins désintéressés, rien ne nous porte à leur prêter une attention soutenue. Bien des témoins sont disqualifiés ou dispensés du témoignage en justice pour des causes prévues par la loi (secret professionnel ou secret d’État; indignité du chef de condamnation criminelle; incapacité physique à cause de l’âge ou de l’infirmité mentale). Les personnes les mieux renseignées sur les faits litigieux sont probablement les parties en cause; mais la plupart des législations excluent aussi leur témoignage et celui de leurs parents, alliés et domestiques, comme étant vicié par la partialité. Cette cause d’exclusion a été abolie en Angleterre et, depuis 1843, les parties y sont admises à témoigner sous serment dans leur propre cause en matière civile. Même en matière pénale, une loi de 1898 a permis à l’accusé de témoigner à sa propre décharge. Sans se faire plus qu’ailleurs d’illusion sur la sincérité des témoins, le droit anglais cherche à y remédier en soumettant tout témoin, quel qu’il soit, à la redoutable épreuve de la cross-examination (interrogatoire croisé) par la partie adverse.

On a vanté la valeur probante des indices, accrue grâce aux progrès de la science. Mais la preuve indiciale n’est nullement à l’abri de l’erreur, voire de la fraude: si le choix des indices est tendancieux, il vicie les conclusions qu’on en tire; et plus on s’écarte des données certaines, moins la présomption sera justifiée. Bref, s’il est vrai de dire que «les faits ne trompent pas», encore faut-il procéder avec la plus grande prudence. Aussi, le Code civil (art. 1353) exhorte-t-il le juge à n’admettre les présomptions de l’homme que si elles sont à la fois graves, précises et concordantes; et le droit anglais va jusqu’à rejeter toute une série de faits dont le bon sens n’hésite pas à se contenter dans la vie quotidienne: l’opinion personnelle du témoin, voire la réputation ou la commune renommée, écartées des débats comme risquant de détourner l’attention des faits précis; les faits analogues et les antécédents (spécialement les condamnations antérieures), susceptibles les uns et les autres de créer un préjugé défavorable à l’une des parties; enfin et surtout, l’ouï-dire (hearsay ), tenu comme anathème parce que s’offrant aux lieu et place de la déposition des témoins directs.

Primauté de la preuve littérale

La preuve littérale est clairement la moins fragile des preuves, et il n’est pas surprenant de la voir traitée avec une faveur particulière. L’adage «lettres passent témoins», adopté dans de nombreuses législations, fut introduit formellement en France par l’ordonnance de Moulins (1566) et repris presque mot pour mot dans l’actuel article 1341 du Code civil. Celui-ci contient deux règles distinctes, quoique intimement liées entre elles.

Celle qui figure en second lieu exclut la preuve par témoins par présomption de l’homme «contre et outre le contenu aux actes, ou sur ce qui serait allégué avoir été dit avant, lors ou depuis les actes». Elle repose sur une présomption légale sous-entendue: si les intéressés ont pris soin de dresser un acte écrit, c’est qu’ils ont entendu y inclure tout ce qui leur importait et en exclure toute autre disposition (doctrine anglaise dite de l’intégration).

L’autre règle prescrit aux particuliers d’avoir à passer «acte devant notaires ou sous signatures privées» de toutes choses excédant une certaine somme ou valeur (fixée à 5 000 F par le décret du 15 juillet 1980), la preuve par témoins ou celle par présomption étant également exclues à leur égard. Cette règle suppose, elle aussi, l’existence d’une présomption légale tacite découlant de l’absence d’acte écrit: l’omission de dresser pareil acte fait croire que les parties n’ont pas entendu conclure l’opération alléguée.

Les deux présomptions ne sont pas d’égale vigueur. La première est à peu près irréfragable: elle ne peut être combattue que par des circonstances exceptionnelles (violence, fraude, simulation). En revanche, l’exigence d’un acte écrit comme seule preuve légale comporte de multiples exceptions (contrats de faible valeur pécuniaire, opérations commerciales, obligations non contractuelles ou contractées dans des cas d’urgence, perte fortuite du titre, possibilité de suppléer à l’insuffisance d’un document constituant un commencement de preuve par écrit, etc.).

D’autre part, l’habitude de consigner par écrit les termes de contrats s’est généralisée à tel point que l’écrit, exigé à l’origine comme preuve (ad probationem ), est parfois requis pour conférer à l’acte un effet obligatoire (ad solemnitatem ). On peut citer à titre d’exemples le testament, le contrat de mariage, l’acte de société. C’est même sous cette forme extrême que l’exigence d’un titre écrit a été adoptée en Angleterre (1677), et a entraîné en retour une réaction d’autant plus vigoureuse (abrogation presque totale en 1954 de l’exigence d’une preuve littérale).

Enfin, toutes les preuves littérales ne sont pas d’une égale force probante. La plus complète est le titre authentique, reçu par un officier public (notaire, officier de l’état civil, consul): les constatations de l’officier instrumentant ne peuvent être contredites que par la procédure extraordinaire d’inscription de faux. Non seulement l’acte sous seings privés n’a pas lui-même cette autorité, mais la loi le soumet parfois à l’observation de certaines formes particulières (formalité du double pour les contrats synallagmatiques, du «bon» ou «approuvé» pour les promesses unilatérales, de l’enregistrement pour conférer à l’acte date certaine contre les tiers et déjouer la fraude par antidate, du timbrage, etc.). Des règles spéciales se réfèrent aux registres des marchands, aux papiers domestiques, aux effets de commerce, aux billets de banque; et les quittances, factures, bordereaux, lettres missives ou télégrammes peuvent aussi constituer, sinon une preuve littérale suffisante, du moins un commencement de preuve par écrit. Enfin, la loi du 12 juillet 1980 a accordé force probante aux copies constituant une reproduction fidèle et durable des originaux.

Administration de la preuve

La manière dont les preuves sont produites dépend essentiellement des règles de procédure. Leur choix appartient en général aux parties, le juge se bornant d’ordinaire à décider de leur admissibilité et à apprécier leur valeur probante. Celui-ci s’est toutefois vu reconnaître, depuis la loi du 5 juillet 1972, le pouvoir d’exiger la production d’un élément de preuve détenu par l’une des parties ou un tiers. Les témoignages sont recueillis par le juge de la mise en état ou le juge d’instruction selon qu’il s’agira d’une procédure civile ou pénale. Les dépositions des témoins absents peuvent être prises par voie de commission rogatoire.

Le fardeau de la preuve incombe en principe au demandeur, c’est-à-dire à l’accusateur (ministère public, partie civile) en matière pénale et à celui qui, en matière civile, réclame l’exécution d’une obligation. Mais celui qui, pour faire échec à l’action, invoque un fait, doit le prouver. De toute manière, la preuve contraire est de droit.

La production des pièces à conviction et des actes écrits s’effectue à la barre au cours des débats. Les témoins sont appelés à comparaître à tour de rôle. Après avoir juré ou promis de dire la vérité, ils sont invités à déposer de vive voix.

Faits susceptibles de preuve

Pour qu’ils soient susceptibles de preuve, les faits allégués doivent être pertinents et concluants, c’est-à-dire, en les supposant vrais, être de nature à faire triompher la cause de celui qui les allègue.

Encore exige-t-on que leur preuve soit possible, tant physiquement que moralement, et qu’elle ne soit pas prohibée par la loi. La loi étrangère n’étant point de notoriété publique, elle doit être prouvée comme tout autre fait. Il en est de même de la coutume, à moins que celle-ci ne soit suffisamment établie par quelque autre source de droit généralement connue.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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